Caroline Challan Belval

ON N'AURA JAMAIS FINI D'EPUISER LES APPARENCES
Dialogue entre Caroline Challan Belval et Frédérik Brandi


Frédérik Brandi, directeur du CIAC : Pour la présentation de ton travail au Centre International d’Art Contemporain, tu as conçu la sélection et la scénographie des œuvres, dont certaines ont été élaborées et réalisées sur place, en fonction des caractéristiques propres de ce lieu. Or, l’édifice qui abrite le CIAC est plus qu’un château, c’est un palimpseste, une succession de strates historiques qui se recouvrent sans s’effacer. Comment as-tu ressenti cette singularité, qui à mon sens permet d’inscrire l’expérimentation dans un réseau de mémoires croisées ?

Caroline Challan Belval : Il y a ici un côté un peu mystérieux quand on parcourt les salles du musée : chaque pièce a sa forme, sa résonance, des indices à moitié effacés, qui émergent de destructions, transformations ou restaurations. Dans La poétique de l’espace, Bachelard prend l’architecture pour métaphore : nous rangeons chaque souvenir dans certains lieux de nous-mêmes, plus en lumière, ou dans des zones d’ombre. Les événements de la vie vont révéler, de manière fulgurante ou pas, ces souvenirs enfouis dans cette architecture-mémoire. Dans le château, on peut tenter d’imaginer la suite des images rencontrées, l’histoire réelle. C’est comme un dialogue avec une personne que l’on rencontre, on peut avoir envie de dialoguer ou pas. Parfois, pour entrer en résonance il faut revenir plusieurs fois, comme on rencontre une personne à plusieurs reprises pour mieux la connaître. Ce sont des lieux discrètement habités, fantômes avec qui je viens habiter moi aussi. Je ne peux m’empêcher de penser en parcourant ce site qu’il fut oppidum, puis temple romain, château templier, demeure médiévale puis de la Renaissance, et qu’il connut un grand nombre de remaniements pour devenir aujourd’hui un musée. Le lieu accueille, mais pas seulement. Il y a un dialogue qui se met en place, forcément. Claude Lévi-Strauss parle des strates d’histoire qui donnent forme à un lieu, dans Tristes Tropiques. C’est un des passages du livre qui m’a le plus marquée, cette notion de substrat qui prend forme et crée un socle solide pour construire, se construire, être un lieu de passage...

FB : L’exploration de ton travail dans sa dimension contemporaine permet d’imaginer ses racines sur les rivages d’un certain réalisme, que tu revuistes, par exemple, à travers les genres du portrait ou du paysage. On peut déceler un lien entre ta manière physique et intellectuelle d’appréhender la peinture et le rapport que tu entretiens avec les œuvres des artistes des siècles précédents.

CCB : Dans le travail de peintre, sous prétexte d’observer la lumière qui affleure à la surface des choses, en réalité on plonge dans une substance charnelle incroyablement profonde. Un voyage insondable dans un lieu, un visage. Mais paradoxalement sans jamais connaître le lieu lui-même, ni la personne que l’on peint, qui garde toute sa distance : elle subsiste, infranchissable, dès qu’on est remonté à la surface, et garde tous ses secrets, même si au passage on en a saisi des parcelles, des facettes qui la réfléchissent. La réalité est-elle indéfinissable, insaisissable ? Comme un visage qui ne se laissera jamais prendre ? Je tente de saisir le plus précisément possible chaque nuance d’une couleur, sa densité, maîtriser le geste pour la poser. On voyage à fleur de peau.
Une parole de peintre est : « quand je peins un nuage je deviens le nuage ». C’est la consubstantialité. On devient, on ressent ce que l’on peint, de manière très intime, physique. On peut aussi parler de regard kinésisthe : le regard touche les choses dans leur matérialité, par l’émotion. Sans émotion, pas de dialogue possible. C’est un vecteur de connaissance indispensable pour communiquer, atteindre, peindre. Ce qui m’arrête dans une œuvre, c’est la lumière, une sensibilité particulière, qui est intemporelle, une personnalité, qu’il s’agisse d’œuvres d’art, de littérature, des gens que je rencontre. Je transforme mon regard à travers leur personnalité, leurs paroles, leur histoire. L’expérience du portrait est paradigmatique.
J’aime le regard des époux Paquius Proculus, celui de la fille d’Adam dans les fresques de Piero della Francesca à San Francesco d’Arezzo, les peintures de Titien, surtout ses fresques à Venise et la dernière toile dans laquelle il a peint une femme nue, l’enlèvement du corps de San Marco, du Tintoret, les portraits de Van Dyck et ses dessins au brou de noix, le chien de Goya, le jeune garçon au cheval de Picasso, qui se trouve au MoMA, le singe en cage de Bacon, les sculptures et les dessins d’Henry Moore, le roi et la reine de Germaine Richier, Achille pleurant la mort de Patrocle, de Twombly, les champs de tournesols d’Anselm Kieffer, le stade de San Antonio de Peter Doig, les photographies d’Elliott Erwitt, Yvette Troispoux, Fernando Lemos et Richard Avedon, les oiseaux ecclésiastes de Patrice Giuge...

FB : Tu interviens volontiers dans des lieux qui sont en marge du champ habituel de l’art : chantiers, usines, sites à l’abandon ou en transition. Le contact humain, la rencontre, jouent un rôle primordial dans ta démarche, comme par exemple lors de cette expérience à la fonderie d’Outreau qui a donné lieu à la série « 15 jours en usine ».

CCB : Ce qui m’a frappé dans cette usine, c’était la volonté forte des gens qui travaillaient, de témoigner, que les images sortent. Ils avaient pleinement conscience du caractère exceptionnel des lieux dans lesquels ils vivaient. Des lieux assez durs, très fermés, entièrement voués à la fonctionnalité, la rentabilité, la pression des sommes colossales de la valeur des objets fabriqués, n’admettant aucune erreur de précision ou d’inattention, surtout pour la sécurité des hommes. Mais ces lieux étaient aussi lieux de science-fiction avec des coulées de métal en fusion géantes, des pluies d’étincelles comme des étoiles, l’arc électrique bleu sortant des fours, qui projetait par intermittence sur les murs de l’usine les ombres immenses des ouvriers au travail, les lumières aveuglantes, les poches de métal liquide incandescent portées par les ponts roulants à15 mètres dans l’espace, et au sol la chorégraphie des ouvriers, par gestes, par cris, même si on n’entendait rien avec les 120 décibels minimum que fait le bruit des fours, des machines, des compresseurs...
Et puis il y avait ces taches de lumière sur le sol dont j’ai déjà parlé par ailleurs : il était question de la poussière. Là, dans l’usine, elle se matérialisait dans les immenses faisceaux de lumière qui tombaient des plafonds aux verres cassés saturés de crasse comme d’une grisaille, et parcouraient en oblique l’espace de l’usine, haute comme une cathédrale. Un jour, je marchais avec un ouvrier et en passant à proximité de ces rayons et des taches qu’ils faisaient dans le sable au sol, il les contourna : « parce qu’il voyait ce qu’il respirait », me dit-t-il. A mon avis c’était aussi par respect de la lumière.

FB : J’ajoute que la mise en regard de deux séries de photographies les portraits d’ouvriers d’Outreau et les statues en réserve du Musée des Monuments Français prend un sens particulier dans la salle « Persée » du château, où l’on peut éprouver le passage de la vie foisonnante de ces chairs et de ces yeux saisis dans leurs conditions de travail extrêmes jusqu’au stade pétrifié des monuments en attente, sous le regard de Méduse, qui règne en position centrale au plafond sur un haut-relief du XVIle siècle. Pour revenir sur les sources de ton intervention au CIAC de Carros, on peut dire qu’elle vient couronner une relation entamée il y a plusieurs années, d’abord avec une Participation à l’exposition collective « Nos amours de vacances », puis avec le prix obtenu à la biennale de l’union méditerranéenne pour l’art moderne. Dans les deux cas tu présentais des « Gardiens d’étoiles ».

CCB : Le projet de départ était des images hologrammes : de grands guerriers lumineux, à peine plus grands que nature, dont l’armure laissait apparaître le corps nu en transparence, comme le reflet de notre propre corps sur la vitrine d’une armure. Finalement, ces images se sont matérialisées sur papier. Je les ai emmenées au sommet des cimes de l’arrière-pays pour les placer au-dessus des vallées.

FB : Si cette exposition est le fruit direct ou indirect d’années de recherche et de pratique personnelle, elle a été finalisée lors d’un séjour en résidence sur site qui s’est déroulé cet été parallèlement à la manifestation « L’art contemporain et la Côte d’Azur ». Cela a été l’occasion de développer les thèmes et les médiums qui te sont chers, mais également de t’aventurer sur de nouvelles voies, sculpture, travail tactile destiné aux non-voyants, environnement sonore.

CCB : L’homme cherche-midi est un projet qui me tenait très à cœur depuis longtemps, cet homme qui regarde le soleil en face, déterminé, jusqu’au midi solaire. J’avais réalisé plusieurs essais auparavant, qui se sont cassés, dégradés sous la neige, la pluie et le vent, et ont donné L’homme qui tombe. Durant ma résidence au CIAC, je n’avais pas du tout prévu de travailler avec du plâtre et de la filasse, ce sont des matériaux qui se sont imposés. J’ai appris à travailler avec à cette occasion.
L’expérience de travail avec Claude Garrandès et la création d’images en gaufrage pour des personnes non-voyantes est une source d’interrogations, de remise en cause de ma propre perception. Comment rendre communicable une émotion qui pour moi passe par la vue, la lumière, à une personne qui ne peut pas voir ? Il m’a appris qu’il faut lui raconter l’histoire pendant qu’il suit pour la première fois la forme du papier avec l’index (le doigt le plus sensible). Nous parlons du sujet, du papier, des traits, de notions de perspective, de lisibilité de la ligne, d’accroche : le papier non gaufré conserve une rugosité qui contraste avec le papier lissé et se rapproche de la sensation d’effleurement d’une pierre noire ou d’un fusain sur un papier à grain plus ou moins fort, que l’on ressent lorsqu’on dessine et quand on regarde un dessin. Le papier est mouillé à cœur avant le tirage. Claude Garrandès édite actuellement un livre en gaufrage et en braille sur les gravures de la Vallée des Merveilles, une vallée de l’arrière-pays où l’on trouve des gravures très anciennes, de la fin du néolithique, incisées dans la roche.
Par ailleurs, une œuvre sonore a été réalisée en collaboration avec Thierry Machuel. Elle est le résultat de discussions avec plusieurs amis. Il s’agit d’un fleuve vocal d’où émergent les mots des textes dits : ceux de divers auteurs, dont les textes sont présentés dans cette exposition, ainsi que des poèmes de Guillevic, choisis par Thierry Machuel. Leurs évocations sont souvent très fortes, quelques mots suscitant toutes sortes d’images.

Exposition Caroline Challan Belval, On n'aura jamais fin d'épuiser les apparences, CIAC, Carros, 2011-2012.


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