Caroline Challan Belval

ARS ARCHITECTONICA de CAROLINE CHALLAN BELVAL - Luciano Boi


Dans son exposition Ars architectonica, consacrée aux fondamentaux de l’espace architectural, l’artiste Caroline Challan Belval invite l’observateur à reconsidérer le regard qu’il a porté jusqu’à présent sur les œuvres architecturales et patrimoniales du paysage de France. Quoi de plus émouvant que de voyager dans un temps retrouvé ou révolu – cela dépend du point de vue de chacun –, et dans un temps projeté vers d’autres horizons, de se promener dans un espace aux propriétés inhabituelles voire étranges, et qu’il nous faut appréhender par le mouvement de la pensée et les déplacements du corps.

À la manière, peut-on dire, de Borges dans son Livre des êtres imaginaires, ou de Calvino dans ses Cosmicomics, Caroline Challan Belval nous convie à un voyage à travers des espaces imaginaires, que seul l’artiste arrive à transmuter en espaces réels par des techniques et méthodes qui lui sont propres. Pas n’importe quel artiste, bien sûr, mais celui qui saura être sensible à l’intériorité de l’espace qui l’entoure, habité par des objets, par de petits et grands êtres foisonnant sans cesse, par notre corps au repos et en mouvement, et capable de « voir » des espaces invisibles, imperceptibles, qui se cachent sous les plis des objets, dans les interstices des choses, les fentes des surfaces et des volumes, dans les dédales du réel.

La perception que l’artiste a de l’espace n’est pas très éloignée de celle qu’en a le mathématicien, les deux sont apparentées. Le scientifique explore l’espace à la fois de l’intérieur et dans ses liaisons à d’autres espaces de dimension plus grande ou plus petite. Il cherche à comprendre ce qui lie des espaces apparemment différents grâce à des opérations qu’il appelle des « plongements » et des « immersions ». Ces opérations consistent à déformer un objet (supposé suffisamment flexible) dans un certain espace et à voir ce qu’il en résulte comme nouvel objet ou espace. L’artiste, lui, peut saisir d’un regard et d’un geste nouveau les aspects cachés des objets qui attirent son attention. Et le peintre, en particulier, retravaille ces objets qu’il parvient à métamorphoser dans un espace fait de matières, formes et lumières par une sorte de « catastrophe émotionnelle », comme aurait dit René Thom.

Caroline Challan Belval se place à l’articulation des deux et conçoit l’espace comme lieu de partage entre plusieurs objets du monde physique ou de l’univers, entre plusieurs phénomènes de la nature. Elle est encline à voir l’espace comme un monde en soi habité par des objets variés, non pas inertes ou figés, mais mobiles et animés de propriétés et textures, d’une sorte de vie cachée qu’elle se propose d’explorer et de faire remonter à la surface des choses.

Dans son travail et dans les œuvres présentées dans l’exposition, l’espace ne se donne jamais comme un cadre fixe, mais comme un univers mouvant qui recèle des événements. Voilà, quand notre artiste peint, dessine ou grave, c’est un événement étonnant et porteur de nouveautés qu’elle nous propose. Le réel se compose d’événements. Pour l’artiste, le réel est plastique et doté de signification avant qu’il ne soit traduit en images, représenté par des concepts, formalisé dans une théorie.

Les objets singuliers, les dessins et les diagrammes du mathématicien et de l’artiste sont aussi des événements capables d’engendrer une pensée effective des formes.

La recherche qui a conduit Caroline Challan Belval à réaliser l’exposition Ars architectonica a notamment la mérite d’introduire une pensée et une différence significatives dans le champ de la connaissance et du savoir-faire artistique, architectural et scientifique, qui permettent de dévoiler d’autres articulations possibles de l’espace et des figures singulières du réel. Le travail de l’artiste vise à faire ressortir la nature stratifiée et polysémique du réel, que ce soit du monde physique ou de l’univers. Chaque élément de ce réel constitue un tissu de connexions entre les choses.

Son travail nous livre une autre image et histoire du dessin et de la peinture. Cette histoire concerne la matière picturale parce qu’elle fait ressortir une épaisseur autre de la réalité et une certaine densité des choses; car elle transforme la matière par ses propres moyens en faisant jaillir des textures et des qualités cachées. Une fois déployées, ces textures et qualités vont élargir et intensifier le spectre des apparences de la matière et de ses éléments. Peindre, c’est chercher quelque chose de « vrai », une identité protéiforme et un fond d’humanité dans les choses.

Pour atteindre ce « vrai », la peinture doit ainsi aller au-delà de « la logique de l’effet », qui s’arrête à un regard superficiel et aux conventions de langage. Elle puise dans la « peau » et les plis des choses, qui sont ces lieux singuliers où se font tous les échanges sensibles entre l’intérieur et l’extérieur, entre le visible et l’invisible, entre la matière et la lumière. C’est par leur « peau » – qui ne se réduit pas à l’enveloppe externe des objets, ni à leur bord qui délimite leur étendue dans l’espace – que les choses respirent et métabolisent les substances du milieu; qu’elles se métamorphosent en d’autres choses en passant, grâce à des processus dynamiques, par une pluralité d’états. Le propre de la peinture est de montrer ce qui se recèle de nouveau et de singulier dans la « peau » des choses, ce qui transpire dans ses plis, rejaillit sur le reste en le modifiant et sur notre manière de percevoir le monde qui nous entoure. Au travers de la « peau » lamellaire, de la surface en couches des choses, la peinture remonte vers la « chair », pour la restituer, autant que possible, à la plénitude inépuisable des apparences et de ses qualités sensibles.

Merleau-Ponty souligne ce point lorsque, en citant Valéry, il écrit dans L’œil et l’esprit : « Le peintre « apporte son corps ». Et, en effet, on ne voit pas comment un Esprit pourrait peindre. C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture. Pour comprendre ces transsubstantiations, il faut retrouver le corps opérant et actuel, celui qui n’est pas un morceau d’espace, un faisceau de fonctions, qui est un entrelacs de visions et de mouvements. »

Texte écrit pour le livret de l’exposition Caroline Challan Belval, Ars architectonica, Cité de l'architecture et du patrimoine, Paris, 2014-2015.

© Luciano Boi


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